OBSIDIENNE
TAXIDERMIE DU PAYSAGE
TAXIDERMIE DU PAYSAGE
SORCELLERIES EVOCATOIRES
—Olivier Rachet
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Dans un essai récent intitulé Renaissance sauvage ; L’art de l’Anthropocène, l’historien de l’art Guillaume Logé prend acte de la séparation inéluctable de l’homme et de la nature. Sur les pas de la philosophe éco-féministe australienne Val Plumwood, ce dernier tient pour responsable du marasme actuel la rationalité occidentale, c’est-à-dire notre foi aveugle dans les vertus du progrès, notamment technologique : « Val Plumwood, écrit Logé, estime que c’est le mode de pensée dualiste qui a accouché des logiques de domination (racisme, colonialisme, sexisme, patriarcat, exploitation de la nature…). La crise environnementale ne provient pas de l’effet de technologies inadaptées et prédatrices : elle est d’abord une crise de la raison. » Moins pessimiste peut-être, Logé considère que nous serions en passe de sortir aujourd’hui de cette séparation, et ce par l’entremise souvent d’artistes soucieux de transmettre aux générations futures d’autres prémices d’un monde amené moins à disparaître qu’à se transformer inéluctablement : « L’ère de la séparation prend fin, soutient l’historien de l’art ; l’homme découvre à quel point il est intégralement engagé au sein du réel. Il découvre sa démesure. »
Faut-il dès lors être une artiste – une femme artiste – pour avoir pleinement conscience de cette hubris que Fatime Zahra Morjani s’amuse souvent à définir en termes de tyrannie ou de domination ? « Je suis le bourreau », se plaît-elle à répéter pour qualifier la démarche plastique qui est la sienne. Une démarche sombre et ludique à la fois, où le tragique côtoie toujours le plus grand des plaisirs. Une catharsis peut-être ? Son terrain de prédilection : la nature, souvent dans sa plus innocente sauvagerie. Chardons, cactus, mais aussi seigle, graines de maïs, de bardane ou de chanvre indien : la flore n’a pour elle aucun secret. Sur les traces de sa grand-mère guérisseuse dont elle se souvient qu’elle recherchait des plantes aux vertus thérapeutiques afin de préparer des potions pouvant lutter, entre autres, contre l’infertilité, Fatime Zahra Morjani est une activiste de la cueillette ; rituel ancestral qu’elle accomplit avec enchantement. Portrait de l’artiste en herboriste ou en sorcière, à vous de voir ! À la cueillette succède alors une phase de préparation au cours de laquelle les différentes plantes et autres herbes ou graines sont mises à sécher. Mais l’artiste s’autorise parfois des écarts, trempant dans l’eau des raquettes de cactus afin de faire apparaître des fibres invisibles à l’œil nu. À l’instar d’un taxidermiste empaillant les animaux morts, l’artiste apprivoise la mort des plantes qu’elle asservit à son désir de création.
C’est alors qu’un autre rituel s’accomplit. Dans le secret de son atelier, une épreuve d’exorcisme a lieu. Sous le regard bienveillant de masques funéraires et de chauves-souris découpées à l’intérieur de fibres végétales, l’artiste entame son sabbat. On entend les détonations des percussions, éclairées à la lueur des flambeaux. On imagine les peaux de bêtes et les danses chamaniques. La toile est poncée pour accueillir les entrailles des végétaux que l’artiste choisit d’assembler, portée par la frénésie d’un rythme intérieur dont elle ignore le sens. Parfois, comme par magie, des formes animales apparaissent. Des dessins surgissent comme autant de traces indéchiffrables. Là, des graines de maïs sont projetées sur la toile et brûlées vives par l’action d’un chalumeau. Ça explose, ça se fragmente, ça se déchire. Et petit à petit, cela prend forme. Rattrapée par sa formation d’architecte, l’artiste-sorcière choisit un angle de lumière afin de poser des aplats de couleur, usant aussi bien de pigments, d’encre, d’huile ou de bombe aérosol. Une forme doit éclore de ce chaos. Une empreinte doit être laissée, fût-ce à l’état d’abandon.
Acte de magie noire ou blanche ? Possession ou désenvoûtement ? S’agit-il de conjurer la disparition programmée de la faune et de la flore ; une disparition surtout orchestrée par de grandes firmes industrielles et une frénésie de produire toujours plus, en saccageant le monde ? Ou s’agit-il au contraire de créer, pour reprendre les termes du philosophe de la disruption Bernard Stiegler, un mouvement néguentropique destiné à conjurer le chaos et les forces d’anarchie ? C’est à Anselm Kiefer que l’on pense souvent dans cette tentative désespérée et foncièrement vitale à la fois de faire en sorte que le processus créatif survive à sa disparition même. Qu’à l’ère de l’Anthropocène triomphant, le monde puisse renaître de ses cendres n’est pas la moins réconfortante des promesses !
Olivier Rachet, 2020
—EN
In a recent essay entitled Renaissance sauvage, l'art de l'anthropocène (Savage Renaissance: The art of the Anthropocene), art historian Guillaume Logé notes the inescapable separation of man and nature, following in the footsteps of the Australian eco-feminist philosopher Val Plumwood. The latter holds Western rationality - our blind faith in the virtues of progress, especially technological progress - responsible for the current situation. "Val Plumwood," writes Logé, "believes that dualistic ways of thinking gave birth to the logics of domination (racism, colonialism, sexism, patriarchy, exploitation of nature, etc.). The environmental crisis does not stem from the effect of unsuitable and predatory technologies- it is, first and foremost, a crisis of reason." Less pessimistic, perhaps, Logé considers that we are breaking away from the binary, through the intermediary of artists that are concerned about transmitting to future generations the conception of a world less likely to disappear than to change inevitably. "The era of separation is coming to an end," asserts the art historian; "Man is discovering the extent to which he is fully engaged in the real world. He discovers his immoderation."
Does one, therefore, have to be an artist - a female artist - to be fully aware of the hubris that Fatime Zahra Morjani often likes to define in terms of tyranny and domination? "I am the executioner" is how she repeatedly likes to describe her aesthetic approach. A dark yet playful approach, where tragedy rubs shoulders with the greatest of pleasures. A catharsis, maybe? Nature is her favorite terrain, often captured in its most innocent savagery. From thistles to cacti, from rye to corn, burdock to Indian hemp seeds, the flora holds no secrets for the artist. Her grandmother was a healer, whom the artist remembers searching for plants with therapeutic virtues and preparing potions that could fight, among other things, infertility. In the footsteps of her grandmother, Fatime Zahra Morjani is an activist of harvesting herbs, an ancestral ritual that she performs with enchantment. You could portray the artist as a herbalist or a witch, your call! The harvest is followed by a preparation phase during which various plants and other herbs and seeds are dried. Yet, the artist deviates often from her process, dipping cactus paddles in water to reveal fibers, invisible to the naked eye. Like a taxidermist stuffing dead animals, she tames the dying of plants and enslaves them to her desire to create.
Another ritual is performed thereafter. In the secrecy of Morjani's workshop, an exorcism test takes place. Under the benevolent gaze of funerary masks and bats cut out of plant fibers, the artist begins her Sabbath. We hear percussion notes, lit by torchlight. We imagine the animal skins and the shamanic dances. The canvas is sanded to accommodate the entrails of the plants that the artist chooses to assemble, carried by a frantic inner rhythm whose meaning she does not know. Sometimes, as if by magic, animal forms appear. Drawings emerge like indecipherable traces. Corn seeds burned with blowtorch rise on the canvas. The composition explodes, fragments, tears apart. And little by little, it takes shape. Morjani's architectural training manifests itself, and the witch-artist chooses an angle of light where she lays down colors, using pigments, ink, oil, or aerosol cans. This chaos shall take shape. An imprint, even in an abandoned state, shall remain.
An act of dark or white magic? Possession or disenchantment? Is she averting the programmed disappearance of fauna and flora, orchestrated above all by large industrial firms and a frenzy to produce ever more, by ransacking the world? Or is she, on the contrary, creating, in the words of the philosopher of disruption Bernard Stiegler, a negentropic movement designed to ward off chaos and the forces of anarchy? Anselm Kiefer often comes to mind when reflecting on this desperate and fundamentally vital attempt to ensure that the creative process survives its very demise. That the world would rise from its ashes, in the era of the Anthropocene, is not the least comforting promise!
Olivier Rachet, 2020
Evocative witchcraft