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Fatime Zahra Morjani
—Jean-François Clément

—FR

 

Revoir dans le hall de la Bibliothèque nationale, après l’exposition de septembre 2015, les œuvres de Fatime Zahra Morjani, c’est à nouveau pouvoir entrer dans un univers très particulier. Celui-ci s’est constitué, chez cette artiste nomade, autour de trois thèmes successifs, celui des synapses et des liens constituant des réseaux, objet de la première exposition, présentée dans feue la Galeria Magiel, 6, rue de Brest (ulica brzeska) à Varsovie. Puis ce fut, en 2014, la célébration de Coriolis. Enfin, il y eut une méditation sur une des interprétations possibles du thème grec du « kaïros » pris par l’artiste dans son sens temporel.

L’artiste vit à Rabat, mais son espace vécu, son *Lebensraum*, se situe entre plusieurs pôles. Il y a tout d’abord les Ouled Masabbel sur l’Oum Rbia. C’est le pays des chardons, ces plantes très résistantes, devenus métaphores pour l’artiste de l’être humain, à la fois des réseaux unissant les hommes et de leurs capacités de résilience en milieu hostile. Deuxième pôle, la petite commune de plessis-Macé en Anjou à l’église si caractéristique. Le troisième élément est constitué par un ensemble de localités. Cela va du parc naturel de Wisla à la frontière polono-tchèque, au sud de Katowice, à Vienne évoquée par ce qui semble être des échos au *Baiser* de Gustav Klimt, à Hammamet en passant par une petite ville italienne.

 

Une question essentielle est posée par les œuvres de Fatime Zahra Morjani (qui ne sont pas toujours des dessins ou des peintures, mais aussi des *combines paintings* puisqu’elles intègrent assez souvent des minéraux comme des pierres ornées, des éléments végétaux ou des créations humaines comme, par exemple des tissus, des cafetières écrasées selon le modèle fourni par César Baldaccini). Cette question est celle de la distance entre le projet de l’artiste, ce qu’elle souhaite exprimer, et les œuvres qui permettent de communiquer ce qu’elle ressent. L’artiste condamne la *némésis* humaine, les velléités prométhéennes qui ont poussé les hommes à voler le feu aux dieux, feu dont les êtres humains font l’outil de leur propre destruction. Le monde a commencé sans l’homme, il pourrait bien disparaître sans lui à moins que profitant d’un moment favorable (le *kaïros*), l’humanité prenne la décision de se métamorphoser. Dans cette vision, le plus profond pessimisme s’accompagne donc d’une lueur d’espoir. Notre destin est tragique, mais l’art, comme le disait Malraux est un anti-destin. À partir d’un simple fil, on peut recréer des liens et retisser le monde. Et il est nécessaire de le faire dans un don altruiste offert non seulement à nos contemporains, les hommes de cette terre, mais surtout à nos descendants.

 

Un autre outil est la comparaison des peintures avec les photographies avec de fortes convergences dans les constructions spatiales et une quasi disparition, sauf exception, de toute forme d’humanité. Et c’est là où le travail de Fatime Zahra Morjani va devenir intéressant.

Ce n’est nullement le pouvoir de l’homme sur la nature qui est mis en question. Ceci n’est qu’un voile qui occulte d’autres interrogations qui portent, bien au-delà de la nature, sur le sens même des cultures, en mettant en pleine lumière des dangers tapis à l’intérieur des villes. Casablanca, dépourvue usuellement de tout *adab* régulateur des comportements sociaux, est ainsi comparée à Gotham (*City*), à la fois dans les photographies et la peinture. Dans un tel espace où, comme chez Ronsard, les roses peuvent disparaître, mais calcinées, dans un tel monde explosif comme le monde d’Archaos ou anxiogène, ne demeure que l’espace protecteur du « nid », un des thèmes important de l’œuvre de l’artiste. On peut aussi noter l’intérêt pour le très bel habit des femmes sahariennes qui est présenté comme outil de rédemption venu des ancêtres les plus lointains, des salâfs ayant précédé les actuels salâfs. Ce sont, par exemple, les Scythes, les Indiens ou les Grecs dont les femmes portaient des habits d’un seul tenant analogue aux *mlahef* des femmes sahariennes. Ce thème n’est pas sans lien aux multiples allusions à la condition féminine et, plus discrètement avec Aïda, au couple mixte représenté par l’Éthiopienne rencontrant l’officier égyptien Radamès.

 

Si Casablanca prend ainsi les traits de Casanegra avant de devenir éventuellement une nouvelle Pompéi, on est dans un univers incertain où tout peut se métamorphoser. Les bateaux deviennent des insectes, les hommes des chardons, les roues de charrue le soleil et les images elles-mêmes peuvent disparaître dans leur propre brume ou le néant. Des tableaux dépouillés peuvent exprimer la splendeur de plantes venues des régions tropicales comme les Erythrinas aux splendides fleurs rouges. Autre écho présent à plusieurs reprises, les allusions au travail du Japonais Takashi Murakami, un successeur d’Andy Warhol créateur d’œuvres psychédéliques aux personnages si caractéristiques. 

Mais on est aussi projeté au hasard des lectures de l’artiste dans une multiplicité de mondes cosmiques les plus lointains comme la planète Arrakis venue du cycle de *Dune* de Frank Herbert. On est alors dans un monde de sable, plus terrible donc que celui de la planète Mars évoqué par l’artiste à plusieurs reprises, où ne subsistent que des vers analogues aux chardons de notre monde ou aux plantes anaérobies puisqu’ils peuvent se développer sans air ou sans oxygène, autre thème de l’artiste. La planète Argos apparaît dans un autre cycle de science-fiction, *Stargate* qui paraît présent dans plusieurs des tableaux. Sans parler d’Orion, justement une autre allusion possible à *Stargate*, dont Sirius est le chien comme Argos est celui d’Ulysse, façon aussi de rappeler subliminalement que ce personnage fut, comme les Titans, doté d’une totale puissance puisque ce chasseur pouvait tuer les animaux sans se douter qu’il serait tué par un scorpion, autre métaphore possible de l’écologie contemporaine. 

Pour ce qui est des détails, à chacun donc sa propre lecture selon sa culture, mais globalement, on sait qu’on se trouve face à une vision d’une extrême noirceur sans aucun projet espérance collectif, sauf miracle, venant d’une intervention dans la temporalité (*chronos*) offerte par des hommes spiritualisés et donc exprimant une forme d’éternité (*abadiyya* en arabe ou en grec, *aïon*). 0n pense alors aux « *rêts d’éternité*», aux « *ludhûmiyyat*» que nous donnèrent à voir Abû al-‘alâ, al-Ma‘arrî et Adonis à sa suite. C’est ainsi qu’on peut entrer dans un autre espace-temps, après avoir traversé divers lieux comme les forêts de Pologne. On entrerait, comme avec les tesseracts dans une quatrième dimension, dans des cubes de cubes, dans ce que l’univers Marvel appelle les cubes cosmiques au-delà de nos cubes terrestres aux trois dimensions. À chacun de se lancer dans son exploration.

Jean-François Clément, Avril 2018

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